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Il s'appelait Jaeger

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22062021

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« Plus je connais les hommes, plus j’aime les chiens » Erik Satie – compositeur 1892-1923
 
 
1/ C’était mon compagnon
 
Il était petit, chétif, le poitrail peu développé. Il portait fièrement un bringé lumineux, terre de Sienne ombrée. Son regard altier, couleur jaune orangé disait toute la tendresse qu’il vouait aux humains qui lui étaient proches. Quand il me regardait avec ses yeux de lémuriens et son léger strabisme, il y avait une profondeur expressive troublante, que parfois on aimerait retrouver chez les humains. Il disait tant avec si peu. Il marchait en se dandinant, élégance mâle, qui apparaissait disproportionnée compte tenu de son gabarit. Mais il était sûr de sa place au cœur de notre petite famille et le montrait sans ostentation, mais avec détermination. Il savait dans sa tête qu’il était le gardien de nos nuits. C’était son rôle, sa mission, qu’il prenait très à cœur. Lorsque le danger rôdait près de la maison, il tonnait l’alerte de sa voix rauque et enrouée de molosse qu’il n’était pas, lui qui pesait à peine douze kilos. Mais derrière une porte, il était dissuasif ! Et à l’extérieur, il indiquait sans ambages ses intentions et était imperméable aux éventuels quolibets de passants indélicats.
 
À la maison, quand je travaillais, Jaeger demandait souvent de l’installer sur la banquette posée face au bureau. Il s’allongeait de tout son long, la tête toujours tournée vers moi et régulièrement, il entrouvrait un œil pour s’assurer que rien ne venait troubler cette quiétude infinie. Il me disait aussi, par cette expression, son contentement d’être là, et moi je lui rendais ce signe d’estime, marque de réciprocité aimante. Et fréquemment, nous écoutions ensemble, presque religieusement, de la musique douce qu’il semblait apprécier.
 
Et lorsqu’il me voyait quitter le bureau, il voulait que je le porte pour franchir les escaliers. C’était un lévrier maladroit qui montait difficilement les marches et ne les descendait jamais, et lorsque d’aventure, en notre absence, il réussissait à grimper, il demeurait bloqué dans la mezzanine, et attendait patiemment notre retour pour être libéré. Il était particulièrement attachant dans sa fragilité, sa joie de vivre presque exubérante et sa grande force mentale. Lorsque je me préparais à sortir de la maison, il m’observait et attendait avec envie que je prenne la laisse pour le conduire jusqu’à la voiture où il fallait l’aider à prendre place sur la banquette. Il y retrouvait son doudou. Il avait le même dans sa panière. Il ne pouvait concevoir son existence sans cela. C’était son amulette et son repère. Une sorte de tranquillisant de l’âme. La voiture était sa deuxième maison, son canapé mobile et il adorait se promener, partager de courtes ou longues distances avec nous. Il était de tous les voyages.
 
Quand on revenait à la voiture après avoir fait quelques emplettes ou autre chose, il se levait et venait au contact de nos visages, les touchant avec le bout de son nez, toujours glacial, avant de reprendre sa place. C’était sa marque de fabrique, son toc mignon. Tout ce qu’il voyait devait être touché, parfois légèrement bousculé, par sa truffe.
 
Au domicile, lors des pauses on allait faire un tour dans le jardin. Il était accompagné par Flash, « son grand frère », un Braque des Pyrénées, compagnon de jeux sur mesure, et tous les deux s’en donnaient à cœur joie. Au repos, Jaeger recherchait toujours l’ombre dès que la température montait un peu. Autre marotte, dès la floraison des massifs, il humait toutes les fleurs et aimait s’y prélasser, comme à l’intérieur des haies, qu’il affectionnait. Il butinait à sa façon, à l’instar des abeilles. Mais il n’avait pas le pouvoir de polliniser !
 
Le soir, au salon, il était près de nous dans le divan qu’il partageait avec Flash. Souvent il désirait être pris sur les genoux et s’abandonnait, le plus clair du temps, allongé sur sa maîtresse.
 
Et puis un jour, le verdict médical est tombé. Jaeger, avait une maladie incurable. Son foie était enkysté, et non content de ce diagnostic, son cœur était celui d’un vieillard et sa thyroïde dysfonctionnait. Cela faisait beaucoup, beaucoup trop, pour sa petite constitution et son jeune âge. Un peu plus de cinq ans, seulement. Au début les choses semblaient se stabiliser. Et puis les nuits sont devenues nos nuits. À lui et moi. Il venait pousser délicatement de son nez la porte de la chambre, attendait que je me lève pour l’accompagner dehors. Effet de la cortisone, il avait des besoins fréquents, trois à quatre fois dans la nuit, parfois plus. Cela titillait son appétit aussi, il avait toujours faim, lui qu’il avait fallu nourrir souvent à la main. Et puis les choses se sont dégradées. La fréquence des sorties nocturnes s’est intensifiée. Les désagréments pour lui augmentaient. Et nous passions de plus en plus de temps en tête à tête, dans le jardin enveloppé de pénombre. Il me regardait, impuissant à ce qui lui arrivait. Je lui parlais, doucement, en répétant souvent son nom, pour qu’il sache que j’étais là et qu’il s’agissait bien de lui dont je parlais. Il savait, m’écoutait dans ces moments de longue solitude à deux. Mais nous étions là, nous existions ! Je songeais aux vers du poète* « Vivre est une prairie / Où nous rêvons ensemble ».  Et puis nous rentrions, avant de reprendre le même chemin quelque temps après. C’était un éternel recommencement. Une souffrance physique et morale. À la fin, dans sa période palliative, il était parfois perdu, tournait en rond longtemps, pour faire ses besoins fortement perturbés. Il avait peur de faire à la maison, suite à quelques incidents. Et notre temps s’allongeait dans ces nuits noires plus ou moins étoilées. Nous étions un peu comme des frères d’armes, face à la bataille de la vie. Car bien que frêle, il avait une capacité de résilience hors du commun.
 
Et puis, un matin vers 10h00, tout a été très vite. Il est tombé de sa panière, groggy, pratiquement en semi-coma. Je l’ai transporté en urgence à la clinique vétérinaire que je venais d’appeler en décrivant la situation alarmante. Un docteur m’attend. Je lui demande juste d’abréger ses souffrances. Je parle à Jaeger et le caresse sans fin. Produit létal. Le docteur ne parvient pas à piquer la veine de la patte avant, qui roule. Tension trop faible. Sédation dans la cuisse arrière. Jaeger s’endort profondément. Il est dans le sas avant la nuit définitive. Injection létale. Le silence. Le corps à des soubresauts nerveux.  Je dis au docteur, « il ne va pas tomber de la table ». Il me rassure tout en rédigeant la demande de crémation. Je me retourne, je suis inquiet, je l’exprime : « il me semble voir le cœur bouger encore ». Il se déplace, pose la main sur son cœur, reprend la seringue, et injecte une seconde dose de produit létal. Désormais, c’est bien fini. Jaeger ne voulait pas mourir.
 
Aujourd’hui j’ai perdu bien plus qu’un animal, c’était un compagnon de vie, un ami fidèle. Il est parti discrètement, comme l’a été sa vie, sans jamais geindre, ni se plaindre, malgré les souffrances de sa maladie, et jusqu’au bout, il m’aura témoigné cette grande tendresse avec générosité et dignité. Une tristesse abyssale m’assaille et je le confesse, hélas, cette douleur aujourd’hui, est plus prégnante que celle ressentie à l’égard de certains proches disparus ! On ne commande pas son cœur. Il me manque déjà !
 
Mais je sais aussi, qu’un jour prochain, pas si lointain, une nuit ou dans un entre-deux indistinct, je te retrouverai tout là-haut. Tu me reconnaitras bien avant que je puisse être tout près de toi. Tu remueras si fort ta queue en fouettant l’univers, qu’une étoile endormie près de toi se ranimera. Et alors dans cette nuit de clarté j’irai tout là-bas te rejoindre. Ce sera la fête. Et puis je m’allongerai dans cette ambiance brumeuse et réchauffée, avant que le froid ne reprenne le dessus. Tu viendras faire de même sur moi et je te serrerai très fort, pour ne plus te perdre, comme l’on fait au plat de terre avec un premier amour, et puis tout doucement nous nous endormirons, toi et moi, pour l’éternité. Auparavant, j’aurai déposé un brin de lilas près de ton nez et ce sera la fin de notre belle histoire, parfumée de vie, bien au-delà des possibles.
 
*Jean Malrieu
 
2/ Dans les limbes…
 
Il y a dans les limbes, tout là-haut aux confins de l’univers, à distance indéterminée, au tréfonds du monde cosmique, quelque part dans l’immensité céleste, des individus qui marchent éternellement sur les pas informés d’autres passants ancestraux. Les tiens sont si petits, empreintes illusoires d’un lévrier égaré parmi les hommes, qui gambade en ce lieu improbable, un peu seul, et qui ne sait où aller !
 
Hommes et animaux réunis ensemble dans un silence ouaté où la nuit efface les ombres, où les étoiles s’endorment d’insomnies, où la douceur des âmes s’abandonne à l’amour échappé ici ou là, dans le sillon de draps si enveloppants, linceuls de vie, à jamais marqués, d’avoir été ici-bas, fou d’aimer ! Toi tes « maitres » et nous nos semblables, dans des corps à corps fongibles sous des soleils ardents de brumes lumineuses, de mers de corail, de canaux figés par le froid, de couleurs printanières, aux efflorescences de gymnité picturale. Et durant ces longs moments de félicité, tu t’adonnais à des siestes mémorables !
 
Aujourd’hui le bleu outre-tombe des sphères froides domine dans un silence monial désincarné. Plus d’hosannas, d’alléluias, de « aimez-vous les uns les autres », juste une grande solitude déshabillée de cœurs vivants, prisonnière d’une vastitude plus grande que les océans, engloutie dans des habits sombres. Et je m’efforce de te réinventer dans ma tête, en partance pour l’au-delà, où résonne l’adagio for strings de Barber qui me porte, pour faire ce sisyphéen voyage qui me rapprocherait de toi. Cheminement impermanent dans un monde imaginé, cependant inconnu, que tu découvres bien trop prématurément, et moi désespérément, obstinément, je recherche l’effraction de lumière qui me conduira au plus près de ce que nous avons été, hélas, si peu de temps.
 
3/ Les nuits d’après…
 
Elles sont noires, sombres et froides, blanches, pleines ou à demi, elles vrillent le cerveau d’acouphènes visuels, ces satanées nuits qui bruissent de silence et qui m’envahissent, me submergent d’émotions. Et je n’ose imaginer pour toi ce silence fracassant, ces craquements nocturnes et ce froid pénétrant, omniprésents, et qui forcément t’inquiète, au crépuscule de cette grande solitude, éternelle voyageuse en l’au-delà. Dieu te connait. Il sait qui tu es, il n’ignore pas ta bonté. Je crois qu’il fera le nécessaire pour que tu sois au mieux. Comment retrouver la quiétude si loin l’un de l’autre ? La distance des âmes est courte, celle des corps bien lointaine. Ton regard entendu, tes petites habitudes attendues, tes marques d’affection partagées, tout cela a disparu dans la torpeur des jours sans fin. Le temps s’est arrêté un matin de juin. Et ton compagnon, Flash, te cherche ici ou là. Chaque fois que je reviens avec la voiture, à la maison, il est derrière la porte et quand je l’entrouvre, il scrute si tu n’es pas revenu, là tout près de moi, tout près de lui.
 
C’est une attente qui dure, qui s’installe pour lui. Il garde espoir ! Mais, comment le lui dire, qu’il n’y a pas de retour possible à la vie d’avant. Qu’il terminera sa vie comme il l’avait commencé, c’est-à-dire seul. Sauf qu’il a goûté entre temps à ta présence, tes petits caprices de panières. Tes câlins et jeux joyeux. Tu étais devenu son alter ego. Alors il espère quelque chose. Il espère toujours. Et il guette chaque signe qui viendrait l’encourager à croire au probable. Et dans la journée ou le soir avant de s’endormir, il m’interroge de ses yeux qui restent perplexes, dubitatifs et un peu tristes.
 
C’est une charge bien lourde à porter, que d’être confronté à l’absence d’un être cher. Tant de petites choses, qui faisaient notre quotidien dans ces approches agréables, simples et heureuses, reviennent subrepticement, comme des flashbacks. Ces incursions en mémoire, le plus souvent en « loucedé », ravivent les douleurs, raniment le temps d’avant, un temporel qui s’inscrit entre deux dates. Une vie emportée, stoppée ou achevée qui fréquemment est signée ainsi. Parfois moins, il n’y a ni dates ni lieu, juste une espérance, qui survivra peut-être au silence.
 
Et certaines nuits, Jaeger revient. Il est là, investit mon sommeil et me garde éveillé de longues heures. Nous retrouvons notre complicité, comme si de rien n’était. Les heures passent. Et puis progressivement nous sommes absorbés par le noir de la nuit. Tout nous échappe. Une seule certitude, une prochaine rencontre viendra…
 
C’est un chambardement où les repères ne sont plus les mêmes. Les vivants apprennent à vivre avec les absents et les absents s’accommodent malgré eux, de leur nouvel univers. Reste les objets factuels, photos, vidéos, pour l‘essentiel, mais aussi, ses équipements de vie, désormais inutiles. Collier et laisse pendent, exposés, prêts à servir. C’est un leurre, que l’on ne peut encore cacher au fond d’un carton. Il faut se souvenir de ce qui n’est plus. Que rien ne sombre dans l’oubli. Une obsession de poursuivre la vie, ici et là-bas, pour eux et pour nous. Est-ce salutaire ? Je ne sais, je sais juste qu’aujourd’hui c’est un besoin irrépressible. Une sorte de challenge où la mélancolie cohabite avec la volonté de faire revivre, qui n’est jamais très loin. Et le monde continue comme si de rien n’était. Et c’est là, une dimension supplémentaire à notre peine. Le temps s’écoule, les priorités pour l’immensité des individus restent les mêmes ! Ils vaquent à leurs occupations, il y a des tracas, des sourires, des joies, des pleurs, et chaque jour le remontoir redémarre imperturbablement. Et ce monde fractal s’enkyste durablement dans le temps, de génération en génération, parsemés quelquefois de soubresauts, comme un violent vomissement, une nausée à l’indigestion du moment. Des choses changent, puis la machine inscrit le temps à sa montre à nouveau. Et un cycle prend son envol.
 
Et ce matin, comme pour tempérer mon propos sur l’indifférence, la factrice dépose un courrier dans la boite aux lettres. Je vais le chercher. Adresse, cabinet vétérinaire. J’ouvre l’enveloppe et sors la carte qui représente des empreintes de toutous, de différentes tailles et couleurs, rassemblées dans un cœur. Je lis avec émotion, les mots inscrits au verso : « Nous savons à quel point Jaeger était un membre à part entière de votre famille et combien vous êtes tristes. Vous lui avez donné un foyer et une vie magnifique. Nos pensées sont avec vous. » Signé Boris, Pierre-Alain, Caroline, Typhaine et Alexandra. Cette équipe était la nôtre, était la sienne. Des liens d’estime et d’affection se sont tissés. Ils ont accompagné notre petit bien aimé, avec une bienveillance et une disponibilité de tous les instants, jusqu’à son tout dernier souffle. Malgré la peine ressentie, ces gestes, ces mots, ces marques conviviales à son endroit et au nôtre font chaud au cœur. Tout comme les mots de sollicitude de Beverley, son éleveuse : « Un battant incroyable, un petit chien sans histoire, adorés par tous ceux qui le connaissaient et qui ont eu l’occasion de croiser son chemin. Un petit bonhomme qui n’avait que de l’amour à donner. (…) Jaeger avait besoin d’être parmi les siens, c’est comme cela qu’il fonctionnait. Il était un formidable chien de compagnie. Envole-toi petit Jaeger sans douleur et dans la paix. Farewell Jaeger our hearts are broken the sorrow is deep, you are terribly missed RIP »
 
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Jaeger  12/02/2014 – 07/06/2021
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Seawulf
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