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C’était mon compagnon
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09062021
C’était mon compagnon
« Plus je connais les hommes, plus j’aime les chiens » Erik Satie – compositeur 1892-1923
Il était petit, chétif, le poitrail peu développé. Il portait fièrement un bringé lumineux, terre de Sienne ombrée. Son regard altier, couleur jaune orangé disait toute la tendresse qu’il vouait aux humains qui lui étaient proches. Quand il me regardait avec ses yeux de lémuriens et son léger strabisme, il y avait une profondeur expressive troublante, que parfois on aimerait retrouver chez les humains. Il disait tant avec si peu. Il marchait en se dandinant, élégance mâle, qui apparaissait disproportionnée compte tenu de son gabarit. Mais il était sûr de sa place au cœur de notre petite famille et le montrait sans ostentation mais avec détermination. Il savait dans sa tête qu’il était le gardien de nos nuits. C’était son rôle, sa mission, qu’il prenait très à cœur. Lorsque le danger rôdait près de la maison, il tonnait l’alerte de sa voix rauque et enrouée de molosse qu’il n’était pas, lui qui pesait à peine douze kilos. Mais derrière une porte, il était dissuasif ! Et à l’extérieur, il indiquait sans ambages ses intentions et était imperméable aux éventuels quolibets de passants indélicats.
À la maison, quand je travaillais, Jaeger demandait souvent de l’installer sur la banquette posée face au bureau. Il s’allongeait de tout son long, la tête toujours tournée vers moi et régulièrement, il entrouvrait un œil pour s’assurer que rien ne venait troubler cette quiétude infinie. Il me disait aussi, par cette expression, son contentement d’être là, et moi je lui rendais ce signe d’estime, marque de réciprocité aimante. Et fréquemment, nous écoutions ensemble, presque religieusement, de la musique douce qu’il semblait apprécier.
Et lorsqu’il me voyait quitter le bureau, il voulait que je le porte pour franchir les escaliers. C’était un lévrier maladroit qui montait difficilement les marches et ne les descendait jamais, et lorsque d’aventure, en notre absence, il réussissait à grimper, il demeurait bloqué dans la mezzanine, et attendait patiemment notre retour pour être libéré. Il était particulièrement attachant dans sa fragilité, sa joie de vivre presque exubérante et sa grande force mentale. Lorsque je me préparais à sortir de la maison, il m’observait et attendait avec envie que je prenne la laisse pour le conduire jusqu’à la voiture où il fallait l’aider à prendre place sur la banquette. Il y retrouvait son doudou. Il avait le même dans sa panière. Il ne pouvait concevoir son existence sans cela. C’était son amulette et son repère. Une sorte de tranquillisant de l’âme. La voiture était sa deuxième maison, son canapé mobile et il adorait se promener, partager de courtes ou longues distances avec nous. Il était de tous les voyages.
Quand on revenait à la voiture après avoir fait quelques emplettes ou autre chose, il se levait et venait au contact de nos visages, les touchant avec le bout de son nez, toujours glacial, avant de reprendre sa place. C’était sa marque de fabrique, son toc mignon. Tout ce qu’il voyait devait être touché, parfois légèrement bousculé, par sa truffe.
Au domicile, lors des pauses on allait faire un tour dans le jardin. Il était accompagné par Flash, « son grand frère », un Braque des Pyrénées, compagnon de jeux sur mesure, et tous les deux s’en donnaient à cœur joie. Au repos, Jaeger recherchait toujours l’ombre dès que la température montait un peu. Autre marotte, dès la floraison des massifs, il humait toutes les fleurs et aimait s’y prélasser, comme à l’intérieur des haies, qu’il affectionnait. Il butinait à sa façon, à l’instar des abeilles. Mais il n’avait pas le pouvoir de polliniser !
Le soir, au salon, il était près de nous dans le divan qu’il partageait avec Flash. Souvent il désirait être pris sur les genoux et s’abandonnait, le plus clair du temps, allongé sur sa maîtresse.
Et puis un jour, le verdict médical est tombé. Jaeger, avait une maladie incurable. Son foie était enkysté, et non content de ce diagnostic, son cœur était celui d’un vieillard et sa thyroïde dysfonctionnait. Cela faisait beaucoup, beaucoup trop, pour sa petite constitution et son jeune âge. Un peu plus de cinq ans, seulement. Au début les choses semblaient se stabiliser. Et puis les nuits sont devenues nos nuits. À lui et moi. Il venait pousser délicatement de son nez la porte de la chambre, attendait que je me lève pour l’accompagner dehors. Effet de la cortisone, il avait des besoins fréquents, trois à quatre fois dans la nuit, parfois plus. Cela titillait son appétit aussi, il avait toujours faim, lui qu’il avait fallu nourrir souvent à la main. Et puis les choses se sont dégradées. La fréquence des sorties nocturnes s’est intensifiée. Les désagréments pour lui augmentaient. Et nous passions de plus en plus de temps en tête à tête, dans le jardin enveloppé de pénombre. Il me regardait, impuissant à ce qui lui arrivait. Je lui parlais, doucement, en répétant souvent son nom, pour qu’il sache que j’étais là et qu’il s’agissait bien de lui dont je parlais. Il savait, m’écoutait dans ces moments de longue solitude à deux. Mais nous étions là, nous existions ! Je songeais aux vers du poète* « Vivre est une prairie / Où nous rêvons ensemble ». Et puis nous rentrions, avant de reprendre le même chemin quelque temps après. C’était un éternel recommencement. Une souffrance physique et morale. À la fin, dans sa période palliative, il était parfois perdu, tournait en rond longtemps, pour faire ses besoins fortement perturbés. Il avait peur de faire à la maison, suite à quelques incidents. Et notre temps s’allongeait dans ces nuits noires plus ou moins étoilées. Nous étions un peu comme des frères d’armes, face à la bataille de la vie. Car bien que frêle, il avait une capacité de résilience hors du commun.
Et puis, un matin vers 10h00, tout a été très vite. Il est tombé de sa panière, groggy, pratiquement en semi-coma. Je l’ai transporté en urgence à la clinique vétérinaire que je venais d’appeler en décrivant la situation alarmante. Un docteur m’attend. Je lui demande juste d’abréger ses souffrances. Je parle à Jaeger et le caresse sans fin. Produit létal. Le docteur ne parvient pas à piquer la veine de la patte avant, qui roule. Tension trop faible. Sédation dans la cuisse arrière. Jaeger s’endort profondément. Il est dans le sas avant la nuit définitive. Injection létale. Le silence. Le corps à des soubresauts nerveux. Je dis au docteur, « il ne va pas tomber de la table ». Il me rassure tout en rédigeant la demande de crémation. Je me retourne, je suis inquiet, je l’exprime : « il me semble voir le cœur bouger encore ». Il se déplace, pose la main sur son cœur, reprend la seringue, et injecte une seconde dose de produit létal. Désormais, c’est bien fini. Jaeger ne voulait pas mourir.
Aujourd’hui j’ai perdu bien plus qu’un animal, c’était un compagnon de vie, un ami fidèle. Il est parti discrètement, comme l’a été sa vie, sans jamais geindre, ni se plaindre, malgré les souffrances de sa maladie, et jusqu’au bout, il m’aura témoigné cette grande tendresse avec générosité et dignité. Une tristesse abyssale m’assaille et je le confesse, hélas, cette douleur aujourd’hui, est plus prégnante que celle ressentie à l’égard de certains proches disparus ! On ne commande pas son cœur. Il me manque déjà !
Mais je sais aussi, qu’un jour prochain, pas si lointain, une nuit ou dans un entre-deux indistinct, je te retrouverai tout là-haut. Tu me reconnaitras bien avant que je puisse être tout près de toi. Tu remueras si fort ta queue en fouettant l’univers, qu’une étoile endormie près de toi se ranimera. Et alors dans cette nuit de clarté j’irai tout là-bas te rejoindre. Ce sera la fête. Et puis je m’allongerai dans cette ambiance brumeuse et réchauffée, avant que le froid ne reprenne le dessus. Tu viendras faire de même sur moi et je te serrerai très fort, pour ne plus te perdre, comme l’on fait au plat de terre avec un premier amour, et puis tout doucement nous nous endormirons, toi et moi, pour l’éternité. Auparavant, j’aurai déposé un brin de lilas près de ton nez et ce sera la fin de notre belle histoire, parfumée de vie, bien au-delà des possibles.
*Jean Malrieu
Glad aime ce message
C’était mon compagnon :: Commentaires
Je suis très émue à la lecture de tes mots. Merci de nous l'avoir fait connaître et de partager cette tranche de vie avec nous . Tes mots sont doux, généreux, à la fois triste et heureux. On se surprend à sourire une larme au coin de l'œil...
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